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Justine Emard : « L’IA est trop souvent réduite à un simple outil »

Les liens complexes que l’humain tisse avec les machines n’ont presque plus de secrets pour Justine Emard. L’artiste française explore ce monde depuis de nombreuses années. Repoussant les frontières de l’art, elle crée, à partir de ses propres modèles informatiques, une œuvre sensible, réhabilitant l’intelligence artificielle.

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Justine Emard - Crédit photo : Quentin Chevrier

Justine Emard - Crédit photo : Quentin Chevrier

 

Devenue incontournable sur la technologie associée à l’art de notre époque, l’artiste française Justine Emard expose ses œuvres dans le monde entier. Ses installations explorent et créent des relations inédites entre vie organique et IA. Jusqu’à repousser les frontières et envisager de nouvelles perspectives de coexistence dans notre monde. Nommée directrice artistique du pavillon français de la prochaine exposition universelle d’Osaka (à partir d’avril 2025), Justine est venue témoigner sur la scène de We Are French Touch 2024. Nous l’avons rencontrée à cette occasion.

 

French Touch : On vous connait plusieurs casquettes, de directrice artistique à professeur, vous écrivez aussi dans des revues de recherche… Comment l'art s'est-il imposé en première intention dans ce parcours interdisciplinaire ?

Justine Emard : Je ne me suis jamais vraiment posé la question d’être artiste, ça s’est imposé à moi. J’ai toujours voulu créer, inventer, et c’est ce qui m’a naturellement conduite aux études d’art. Mais ces études étaient trop étroites pour moi, car je voulais pratiquer tous les arts, comme la musique et la danse. Ce besoin de tout explorer m’a poussée à chercher un « art total », à dépasser les images pour explorer des frontières nouvelles, comme les images mentales liées aux neurosciences, aux souvenirs ou aux rêves. Mon travail est une quête constante, presque comme celle d’une chercheuse, mais ça n’a jamais été un choix réfléchi. J’ai toujours su que je voulais faire ça.

FT : Qu'est-ce qui vous a amené à créer cette démarche artistique ? Y a-t-il eu un événement, une œuvre, une rencontre ?

JE : Il y a eu plusieurs éléments marquants dans mon parcours, des expériences qui remontent à loin, parfois même à l’enfance, et qui ont mûri sur des années. Mais un tournant clé a été ma découverte du champ scientifique de la vie artificielle, qui explore la simulation de la vie et des systèmes naturels. Cela a résonné profondément avec mon intérêt pour la simulation du réel et m’a amenée à travailler avec des robots et des machines, en me concentrant sur l’incarnation : comment un logiciel peut animer une forme matérielle et quelle expérience en découle. Cette approche a marqué un virage dans mon travail, qui est passé de l’image et des créations en 3D à des expériences artistiques et scientifiques collaboratives. Ces œuvres, que je qualifie d'objets frontières, peuvent être présentées aussi bien dans des musées que dans des conférences scientifiques. Un moment clé de ce processus a été ma rencontre en 2016 avec Takashi Ikegami, professeur à l’Université de Tokyo, qui a profondément influencé mes explorations actuelles.

FT : Pouvez-vous expliquer, à travers un exemple simple ou l'une de vos premières œuvres, comment vous associez des données pour créer une œuvre qui interroge nos relations avec la vie ?

JE : Je peux prendre l'exemple de « Co(AI)xistence », une œuvre créée dans un laboratoire avec un robot humanoïde et un danseur acteur. Cette œuvre illustre bien ma démarche : composer avec le réel et le présent, tout en laissant une part d'improvisation et de liberté. Le cœur de « Co(AI)xistence » résidait dans la rencontre entre le robot, une forme d'intelligence primitive imitant des connexions neuronales, et l’humain qui interagissait avec lui. Bien que j'aie prévu des interactions précises avec des capteurs et la voix, c’est dans l’improvisation que l’œuvre a trouvé sa beauté. Pour moi, l’improvisation est essentielle, car elle donne une existence sensible aux machines, au-delà de leur fonction utilitaire. Cela ouvre des perspectives poétiques et permet de dépasser les préjugés technologiques. Ce projet a aussi été une expérience humaine, rassemblant scientifiques et étudiants autour de cette machine, montrant que la technologie peut être un prétexte à la rencontre. Enfin, je tiens à rétablir une vision plus complexe de l’intelligence artificielle, trop souvent réduite à un simple outil. L’IA est bien plus riche et permet d’explorer des champs nouveaux. Contrairement aux clichés qui opposent nature et IA, je vois ces deux éléments comme complémentaires, révélant ensemble des formes de beauté et de complexité inattendues.

Co(AI)xistence - JUSTINE EMARD - © Adagp photo by Mike Patten

Co(AI)xistence - JUSTINE EMARD - © Adagp photo by Mike Patten

FT : Justement, comment on peut réconcilier nature et IA que l’on oppose souvent ?

JE : Pour moi, opposer intelligence artificielle et nature n’a pas de sens, car tout, y compris ce que l’humain construit, fait partie de la nature. Les algorithmes génératifs permettent d’observer le monde autrement, en traitant des données que l'humain ne pourrait pas analyser, repoussant ainsi les limites de notre compréhension. Par exemple, dans mon installation Supraorganism, inspirée par l'organisation des abeilles, j’ai utilisé des données collectées dans une ruche pour entraîner une IA capable de reconnaître et d’analyser leurs comportements. Ces informations animaient une installation lumineuse, donnant l’impression d’un organisme vivant. C’est ce mélange de biomimétisme et d’apprentissage artificiel, réactif à la présence humaine, qui crée une œuvre où nature et technologie se rejoignent.

FT : Comment percevez-vous votre place dans l’art contemporain face au retour du figuratif ?

JE : Mon travail consiste à rendre visibles des éléments immatériels, notamment à travers le signal, que je considère comme une matière première pour la création. Je transforme ces signaux en œuvres, comme dans mes installations utilisant le neurofeedback où le cerveau du spectateur interagit directement avec l'œuvre. Par exemple, j’ai créé des sculptures à partir des enregistrements cérébraux de rêves d’astronautes, une manière fascinante de matérialiser des données intangibles issues de l’espace. Cette démarche soulève aussi des questions : lorsque nous travaillons avec des outils computationnels, comme le machine learning, inventons-nous ou découvrons-nous ? Pour moi, ces créations ne sont pas moins vraies que le réel, elles offrent une autre forme de vérité, une nouvelle vision du monde. En collaborant avec des domaines comme les neurosciences ou le CNES, je trouve passionnant que sciences et art puissent se croiser pour produire des œuvres qui deviennent le fruit d’une recherche commune.

FT : Pensez-vous que l’intérêt qu’on vous porte s’explique par votre position au carrefour de disciplines, comme les sciences cognitives, qui suscitent actuellement un fort engouement, et par votre capacité à rendre ces connaissances complexes plus accessibles ?

JE : Depuis 2010, je m'intéresse à la simulation du réel, avec des installations en réalité augmentée ou des jeux vidéo, à une époque où le numérique n’était pas encore bien accueilli dans le milieu artistique, surtout en France. Mon travail ne cherche pas à illustrer des théories scientifiques ni à utiliser la technologie sans respect pour la recherche fondamentale. Je m’ancre dans une démarche qui comprend profondément la recherche tout en restant connectée au réel, loin des récits de science-fiction dystopiques. Dès mes premiers projets avec des robots en 2016, malgré des technologies encore limitées, mon objectif était de refléter des enjeux contemporains. Je crois que cette approche, où l'art dialogue avec la science sans fantasmes ni fascination excessive, explique en partie l'intérêt pour mon travail.

 

3 œuvres de Justine Emard

1/ Supraorganism

« L'essentiel de cette installation réside dans la présence d'un organisme perceptible, créant un espace-temps propre où une forme de vie semble communiquer, se déplacer et évoluer. Elle traduit le mouvement de la vie, parfois programmé pour donner un cadre, mais laissant aussi place à l'imprévu, ce qui rend l'expérience surprenante. L'installation, bien qu'abstraite, s'appuie sur un travail de machine learning inspiré par un essaim d’abeilles, tout en ouvrant un espace à l'imaginaire des spectateurs. Le verre soufflé, utilisé pour ses qualités optiques et sonores, joue un rôle central, projetant des reflets animés et vibrant sous l'effet des percuteurs, donnant ainsi une nouvelle vie à cette matière figée par la programmation. Cette installation s’adapte et dialogue avec les lieux où elle est exposée, transformant l’espace grâce à la lumière et au son. Quelques exemples : à l’Abbaye aux Dames, à Caen, ses reflets illuminaient la pierre blanche, tandis que, dans une ancienne usine de charbon, elle se mêlait à l’obscurité et aux machines. Dans un musée à Bruxelles, elle évoquait un espace aquatique, et dans une église désacralisée en Italie, elle a même été perçue comme mystique, incarnant une dimension divine selon certains spectateurs. Chaque lieu crée une nouvelle mise en scène à travers l’architecture, les matériaux, et l’acoustique, ajoutant des significations uniques. L’œuvre a également pris la forme d’un concert sonore en collaboration avec une compositrice, explorant encore d’autres dimensions. En évoluant et en s’adaptant ainsi, elle devient presque une entité vivante qui m’échappe parfois. »

Supraorganism Justine Emard © Adagp, Paris 2021 - photo by Caroline Lessire

Supraorganism Justine Emard © Adagp, Paris 2021 - photo by Caroline Lessire

2/ Hyperphantasia

« Cette œuvre explore l'origine et la représentation des images mentales, en s'inspirant de « l’aphantasie », un déficit neurologique rare qui provoque une incapacité à visualiser mentalement. Hyperphantasia suggère le contraire : la représentation d’images mentales très réalistes. L'œuvre relie deux origines de l'image : les premières représentations pariétales de l'humanité, comme celles de la grotte Chauvet, et les pixels générés par les technologies modernes. En utilisant des modèles de machine learning entraînés sur des images de la grotte Chauvet, datées de 38 000 ans, l'installation crée une fresque vidéo dynamique qui réimagine ces premières traces. Ce travail intègre les vibrations des peintures animées par la lumière des torches préhistoriques, évoquant presque un cinéma primitif, ainsi que des éléments sonores théoriquement présents à l'époque. L'installation juxtapose l'aléatoire des images générées par la machine à la perception humaine, où des phénomènes comme la paréidolie transforment des signaux en formes reconnaissables. Elle recompose ainsi l'univers de la grotte, connectant les premières technologies de représentation visuelle à celles d'aujourd'hui dans une narration visuelle et sensorielle. Une autre source d’images s’y ajoute. Elle provient du cerveau humain, c’est l’impression 3D de 23 rêves d’astronautes identifiés pendant leur séjour dans la station spatiale internationale. Hyperphantasia trace une double ligne spatio-temporelle, reliant les profondeurs des grottes à la station spatiale, et la préhistoire à l’époque contemporaine. Les liens entre grottes et espace sont au cœur de l'œuvre : les grottes, comme l'espace, sont des environnements complexes où le temps, la lumière, et les repères se transforment, et où exploration et technologie se croisent. Une analogie forte entre grotte et cerveau structure aussi l’installation, enrichie par une composition sonore basée sur des enregistrements des crépitements neuronaux humains, recréant une ambiance où les images et sons fusionnent pour représenter un paysage mental unique. »

Hyperphantasia - Des origines de l'image © Justine Emard _ Le fresnoy _ adagp paris 2022

Hyperphantasia - Des origines de l'image © Justine Emard _ Le fresnoy _ adagp paris 2022

3/ Chim(AI)ra

« Cette troisième œuvre est une installation mêlant jeu vidéo et sculptures, créée dans le cadre de mon poste de professeur-artiste invité au Fresnoy. L'œuvre s'articule autour de 12 chimères, des avatars générés à partir de modèles 3D trouvés en ligne, explorant l'idée d'une mémoire collective numérique. Ces chimères évoluent dans un écosystème numérique interactif où l'activité de la carte graphique de l'ordinateur influe directement sur l'atmosphère du jeu. Le joueur incarne les chimères dans un monde initialement rouge et irrespirable, où l'ordinateur chauffe sous la charge. Le but du jeu est de simplifier progressivement les couches visuelles, passant de textures détaillées à des images en noir et blanc, jusqu'à alléger totalement la carte graphique et refroidir l'écosystème, rendant le monde des chimères plus habitable. Le projet inclut également des sculptures 3D représentant les chimères, pétrifiées dans une source naturelle. Ce processus symbolise une interaction entre le numérique et la nature, où la nature reprend ses droits sur ces créatures imaginaires. Avec une approche ludique et humoristique, Chim(AI)ra » interroge les liens entre technologie, écologie et mémoire collective. »

Chim[AI]ra © Justine Emard - Le Fresnoy _1014728

Chim[AI]ra © Justine Emard - Le Fresnoy _1014728

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