L’art de montrer l’art contemporain
Programme curatorial, « maison » chaleureuse, galerie nouvelle génération, l’art contemporain se renouvelle aussi par la façon de s’exposer au public, comme le montre ces nouvelles initiatives contribuant à faire bouger les lignes du monde de l’art.
Vivre le temps d’un séjour parisien au milieu d’œuvres d’art que l’on aime. Explorer la jeune garde artistique dans une maison dessinée par l’un des pionniers de l’architecture moderne. S’initier à l’art contemporain du bout du monde sans bouger de son quartier. Ou encore visiter une foire d’art installée dans une prairie agricole. Grâce à de nouveaux concepts portés par des entrepreneures pleines d’audace et d’idées, l’art s’ouvre à de nouvelles expériences. Pour cible ? Le collectionneur, le public averti … mais aussi l’inconnu qui n’ose pas toujours franchir le seuil intimidant des grandes galeries. Ces initiatives sont motivées le plus souvent par la volonté, ou plutôt le défi, de dynamiter les codes d’un milieu réputé conservateur et de réinventer le lien avec le public. Un élan disruptif en somme, en réaction à une situation de crise post-covid (fréquentation en berne des galeries traditionnelles, bascule des ventes sur internet), mais aussi en écho aux mouvements d’un monde qui change, de la transition écologique à la vague #metoo en passant par la révolution de l’IA générative... Difficile de résister à ce nouveau souffle surtout quand l’art lui-même porte, dans son ADN, une quête d’horizons nouveaux. Focus sur trois nouvelles façons d’expérimenter l’art contemporain.
Genius Loci
Fondé en 2021. Par Marion Vignal
La genèse : Journaliste renommée dans le design et l’art, également commissaire indépendante, Marion Vignal connait déjà les coulisses du monde de l’art quand en 2021 elle lance sa première « exposition-expérience » dans un lieu aussi prestigieux qu’inaccessible : la seule maison en France de Gio Ponti, à Garches. Faire d’un joyau de l’architecture le centre d’une conversation artistique polyphonique et transversale : l’idée de cette historienne de l’art inspirée par le Bauhaus pour qui l’art participe d’une expérience totale, des lignes du bâtiment à la tapisserie ornant les murs, fait le buzz auprès du public. L’association à but non lucratif Genius Loci (prononcer « loqi ») était née.
Le principe : « J’ai eu envie de proposer une expérience sensorielle de l’architecture. Dans cette logique, la notion de « génie du lieu » (« genius loci ») m’intéressait : tout ce qu’un bâtiment peut procurer comme sensations, la manière dont il est traversé par les lumières, les sons, les personnes qui y vivent ». Chaque exposition s’applique donc à faire résonner l’atmosphère de maisons privées exceptionnelles (comme un atelier d’artiste construit par Le Corbusier et Pierre Jeanneret, des espaces collectifs de Ricardo Bofill ou encore un appartement d’Auguste Perret où il vécut de longues années) que l’experte sait dénicher en convainquant les propriétaires d’ouvrir leurs portes au public quelques semaines. Au rythme d’une exposition par an, chaque curation mêle les disciplines de l’art, grands noms comme scène émergente, performances comme NFT.
Bon à savoir : Genius Loci développe actuellement son « Cercle des amis », un cercle privé de mécènes, individuels ou entreprises, soutenant l’association. Ces derniers bénéficient, en échange d’un « membership », d’une expérience exclusive chaque mois : visites de lieux d’architecture privé ou d’ateliers d’artistes, voyages en petits groupes. Le prochain aura lieu en septembre, à Venise, sur les traces de Carlo Scarpa, à l’occasion de la Biennale d’art 2024.
3 questions à Marion Vignal
Le code du monde de l’art qui vous agace le plus ?
Le principe de la « short list » largement pratiquée dans le milieu de l’art. Cette sélection de grands noms du moment que l’on va retrouver partout et qui traduit un manque d’audace et curiosité.
Votre idée de génie ?
Ouvrir des chefs d’œuvres de l’architecture passés sous radar ou totalement inaccessibles. Le milieu de l’art qui peut se sentir parfois un peu blasé est toujours en quête de nouveautés, donc cette idée plait. Il y a aussi l’idée que nos visiteurs sont toujours traités comme des hôtes importants : chaque visite se fait accompagnée par un guide.
Prochaine exposition ?
Jusqu’au 23 juin, à Théoule-sur-Mer, dans la Maison Bernard, une construction hors norme d’Antti Lovag où se côtoieront installation des étudiants de la Villa Arson, création in situ de Xavier Veilhan, pièce de Marion Mailaender et encore d’autres artistes. Némo Flouret sera attendu, à plusieurs dates, pour une performance dansée.
Amélie Maison d’art
Depuis 2015. Par Amélie du Chalard
La genèse : Quand cette ex-banquière d’affaires de chez Rothschild expose en 2015 ses premiers artistes, dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés, l’intuition lui vient alors de repenser le modèle de la galerie contemporaine, en imaginant sa première Maison d’Art comme un lieu de vie, beau, vivant, chaleureux qui donne envie de s’attarder. Déjà toutes les briques derrière son succès sont sur la table : rompre le modèle muséal du « white cube », multiplier les médiums, avec de la peinture, de la sculpture mais aussi de la céramique et du textile, enfin, faire vibrer la fibre humaine dans chaque rencontre grâce à son sens inné de la relation. « Finalement revenir à ce que faisaient déjà les plus grands marchands d’art après la deuxième guerre mondiale, comme le visionnaire Paul Rosenberg dans sa maison du 21 rue La Boétie ».
Le principe : Dans son bel espace de la rive gauche parisienne, et depuis quelques mois à New York, au rez-de-chaussée d’un building « landmark » de Soho, c’est le collectionneur qui décide de son expo. L’accrochage est repensé tous les dix jours en fonction des prochains rendez-vous. « C’est raconter une nouvelle histoire à chaque fois, même si le fil conducteur reliant nos artistes reste le même ». Ses choix de galeriste s’orientent surtout vers l’abstraction avec une importance particulière donnée à la matière. Cinq expositions par an et par lieu, cette fois ouvertes à tous, s’ajoutent à une programmation d’évènements (comme des dîners « apprendre à voir » menés par le commissaire Pierre Wat) et de services aussi futés qu’affutés : un atelier d’encadrement, de la curation BtoB, une collection de maisons à louer (ambroise-collection.com), etc.
Bon à savoir : Avec une maman artiste, Amélie du Chalard ne pouvait être à meilleure école pour accompagner les artistes de sa galerie. Un accompagnement qui se fait au long, par différents biais. Publication de monographie, rencontres avec des critiques d’art, lien aux institutions, résidences à Paris et en Provence.
3 questions à Amélie du Chalard
Le code du monde de l’art qui vous agace le plus ?
L’opacité sur les prix et les listes d’attente... Je ne comprends pas qu’il y ait des œuvres que vous ne pouvez pas acheter si vous n’avez pas le bon nom. Chez nous, ce n’est pas le cas et les prix sont affichés.
Votre idée de génie ?
Repenser de fond en comble le concept de galerie, afin de redonner envie de s’intéresser à l’art.
Prochaine expo ?
Francis Limérat, un artiste disparu l’an dernier. Une expo hommage. Jusqu’au 14 juin à Paris.
Hatch
Depuis 2022. Par Margot de Rochebouët et Giovanna Traversa
La genèse : Les deux jeunes femmes secondaient Alexandra Fain, lors d’une précédente édition d’Asia Now, quand elles ont eu l’idée d’un projet curatorial en commun. Ainsi est né Hatch, « éclore » en anglais. En moins de trois ans d’existence, leur structure a organisé 13 expositions sur 13 sites différents et a eu plusieurs vies. « Plateforme curatoriale » puis « espace-projet» nomade, Hatch devrait s’installer prochainement dans sa propre galerie. Margot de Rochebouët et Giovanna Traversa, toutes les deux vingtenaires, sont fidèles à leur ligne : « défendre un art émergent et engagé, repoussant les frontières entre médiums ».
Le principe : Le terme usuel de « représentation » d’artiste est banni de leur vocabulaire. « La question de la représentation est réductrice. Car elle ne sous-tend pas tout l'engagement qu'implique la relation entre artiste et galeriste. Encore plus, elle ne prend pas en compte le caractère intime. On préfère parler de collaboration ». Le duo de vingtenaires favorise aussi les synergies entre les artistes, ainsi qu’avec des collectionneurs de plus en plus impliqués dans leur programmation, comme avec la brésilienne Simone Coscarelli Parma. Et pourquoi pas, un jour, se rapprocher de galeries étrangères, à travers une invitation à présenter leurs artistes et inversement. Œuvrer en collectif est en vogue aussi dans le milieu d’art ! C’est, par exemple, l’une des clés du succès du « Basel Social Club », la jeune foire créée par un groupe de galeristes et d’artistes aux mêmes dates qu’Art Basel, à Bâle, au printemps. Dans une usine désaffectée l’an dernier, dans les prairies d’une ferme agricole cette année, ouverte à tous, avec des horaires élargis et un public nombreux attiré par le bouche-à-oreille, allant du VIP aux étudiants d’art… De quoi rompre avec les codes traditionnels, et transformer fondamentalement l’expérience visiteur. Ce dernier, initié ou novice, est invité à changer de regard, et même trouver une proximité immédiate avec les artistes.
Bon à savoir : Les artistes de Hatch n’ont le plus souvent jamais exposé à Paris et appartiennent, pour la plupart, à la même génération que leurs galeristes. Leurs sujets sont ceux de notre époque, avec une prédilection pour les questions de l’identité et de territoire.
3 questions à Margot de Rochebouët
Le code du monde de l’art qui vous agace le plus ?
Agacer n’est pas le bon mot. Ce qui nous manque le plus c’est l'entraide entre les acteurs. C'est encore un peu timide, mais on assiste de plus en plus à des « joint-ventures » entre grandes et petites galeries. Les premières ont besoin de la flexibilité, de l'expérience plus personnelle, du contrôle sur la curation ou même de la spécialisation des deuxièmes. Celles-ci ont besoin de toute l'expertise de leurs aînées.
Votre idée de génie ?
Ne pas avoir eu peur de travailler dès le début avec une vision artistique propre et sur des projets ambitieux.
Prochaine expo ?
Après Art-o-rama à Marseille, à partir du 04/09, « Rythm Typology », pour la première fois à Paris des artistes femmes historiques italiennes d'après-guerre. Un nouvel axe pour Hatch : faire redécouvrir des artistes historiques ayant marqué l'histoire de l'art.