Magali Sizorn : « En regardant son histoire, le cirque nous invite à réfléchir à notre propre histoire »
Et si voltigeurs, jongleurs, illusionnistes ou contorsionnistes pouvaient nous aider à mieux comprendre notre temps ? Le cirque a toujours inspiré le monde et ses artistes savent mieux que quiconque défier les lois de la gravité. Entretien avec la sociologue Magali Sizorn, membre du Collectif de Chercheurs et chercheuses sur le Cirque.
French Touch : C’est dans une faculté des sciences du sports que vous avez débuté vos travaux de recherche. En contrepoint de l’équilibre du gymnaste, le cirque nous séduit-il justement pour son art du déséquilibre ?
Magali Sizorn : Dans des articles de presse des années 50, il n’est pas rare de trouver des critiques s'offusquant de l’obligation de filets dans les numéros à grande hauteur. Avec l'idée sous-jacente que si l’on ne peut pas mourir, ça ne sert à rien de faire du cirque. Le cirque s'est donc structuré à partir du 18ème siècle sur une esthétique du spectaculaire, et un spectaculaire qui convoque la prise de risque avec possibilité de la chute. Même si ce n’est pas que cela, c’est une partie du fondement de l'esthétique du cirque. Toutefois dans le cirque contemporain, le risque, quand il est convoqué, est parfois simplement cité ou métaphorisé.
FT : Comment définir le cirque « contemporain » ou « nouveau » alors même que l’hésitation sur l’adjectif semble caractériser la multiplicité de la discipline ?
MS : Dans les spectacles se revendiquant du cirque contemporain, on trouve une palette extrêmement large d'esthétiques, de positionnements institutionnels ou même politiques. Dans les grandes lignes historiques, les années 70 et 80 marquent l’apparition de nouvelles formes circassiennes qui vont d'abord se reconnaître sous le vocable de nouveau cirque. L’expression sera utilisée jusqu’à la fin des années. En parallèle, dans les années 80, émerge la revendication d'un cirque « autre » : des compagnies comme Archaos, le Puits aux images, le Cirque Bonjour, un peu plus tard le Cirque Plume vont se structurer… Ce n’est qu’ensuite qu’apparait l’expression « cirque contemporain ». Le spectacle souvent cité en point de départ est « Le cri du caméléon » de Joseph Nadj, en 1995. Le spectacle, qui marque la sortie d’école du Centre national des arts du cirque (inauguré 10 ans plus tôt) est présenté à La Villette et va susciter l’intérêt du public et des critiques. À cette époque le cirque se positionne déjà dans le champ des arts contemporains, comme la danse ou le théâtre. Le Cnac est alors dirigé par le charismatique Bernard Turin, sculpteur et trapéziste amateur. Plasticien de formation, ce dernier insuffle une nouvelle dynamique au cirque en sollicitant pour l’école des artistes de renom hors cirque, metteurs en scène de théâtre ou chorégraphes comme Joseph Nadj. Avec « Le cri du caméléon », on n'est donc plus du tout dans la présentation de la prouesse, mais dans l’idée qu’une pièce de cirque porte une empreinte créative et peut faire œuvre.
FT : Il existe aussi un fort attachement à l’appellation même de cirque. Comment on peut définir l’esprit du cirque ?
MS : Un certain nombre d'artistes, comme l’illusionniste Yann Frisch, formé au jonglage et à la magie nouvelle, ont bifurqué vers d’autres disciplines, tout en restant attachés au cirque. Leurs propositions artistiques pourraient très bien être connues sous la bannière du théâtre ou, plus généralement, du spectacle vivant. Dans le cirque, il existe un rapport très fort au « faire », à la fabrique, à une manière de travailler sa propre matière. L’artiste Elodie Guézou a monté une pièce intitulée « Cadavre exquis » (2020) pour laquelle elle avait demandé à onze metteurs en scène de la mettre en scène sur des petites séquences. Derrière ce spectacle-performance, il y avait l’idée d'essayer de caractériser la spécificité de l'interprète artiste de cirque. Elodie Guézou est contorsionniste. Cette pièce soulignait l’attachement à une singularité technique comme au potentiel créatif des artistes-interprètes venant du cirque. Même si, dans les écoles de formation professionnelle, on incite les élèves à déconstruire, détourner, dépasser leur technique, le rapport au savoir-faire est encore très présent. Le plaisir de la prouesse aussi est un élément caractéristique du cirque. Pour d’autres artistes, le cirque renvoie à une certaine utopie politique, comme on l’observait parmi les pionniers du « nouveau cirque » des années 70, convoquant le cirque comme « art populaire ». Un certain nombre de pièces, enfin, renouent aujourd’hui avec des formes traditionnelles, soit par des citations, soit dans des formes de reconstitution. Par exemple, le formidable spectacle d’Anna Tauber (compagnie Association du vide), « Suzanne, une histoire (du cirque) » est une pièce d’histoire. Anna Tauber y a mis en scène, dans une forme de « conférence-théâtre », sa rencontre avec la voltigeuse Suzanne Marcaillou âgée de plus de 90 ans et l’enquête qu’elle a menée sur le numéro d’aérien que cette femme réalisa sans longe avec son mari pendant près de 20 ans. Sa compagnie travaille beaucoup la question des archives du cirque, jusqu’alors peu exploitées par les artistes contemporains. Il existe ici une envie de renouer ou de ne pas rompre avec ce qui ferait cirque, comme on a pu l’observer chez d’autres artistes dans l'obsession du cercle. Est-ce que le cirque se résume au cercle ? Dans l'histoire du cirque n'est pas du tout vrai, mais en tout cas, cette question reste posée dans la volonté de caractériser le cirque. Enfin, la question de la prise de risque est largement réinvestie ces dernières années, dans un retour de la possibilité de la chute, avec des artistes comme l’acrobate sur corde Maroussia Diaz Verbèke, avec Circus Remix, qui dans son Troisième cirque, mêle les sons, les voix, les prouesses physiques, l’histoire du cirque et son actualisation.
FT : Dans le cirque contemporain existe-t-il des mouvements, des courants, des formats ?
MS : Les grandes formes pluridisciplinaires comme celles qui sont proposées par le québécois Cirque du Soleil sont devenues rares. En revanche il existe beaucoup de collectifs monodisciplinaires. C’était déjà le cas avec les Arts Sauts dans les années 90. Aujourd'hui ce mouvement s’étend aux cerceaux aériens, aux jongleurs, aux contorsionnistes… La pérennité des grands formats tient beaucoup à la question de l'économie du secteur. En France, des compagnies comme XY, spécialiste des portés acrobatiques, deviennent relativement rares. Il existe encore quelques compagnies attachées à la question de l'animalité, un sujet qui a traversé toute l'histoire du cirque puisque le cirque est né du théâtre équestre. Cela a d’ailleurs fait partie des lignes de rupture entre le cirque traditionnel et le cirque contemporain. Mais certaines compagnies et artistes, comme Baro d’Evel, revisitent aujourd’hui la question du rapport humain-non humain. La dimension biographique et autobiographique est aussi une tendance importante actuellement dans le cirque contemporain : le cirque du réel ou cirque de l'intime, avec des propositions autofictionnelles et beaucoup de solos. C’est le cas du jongleur Martin Palisse, de Katell Le Brenn et Elodie Guézou, contorsionnistes, qui se situent aussi dans la lignée d’Angela Laurier, disparue l’an dernier. Son travail introspectif, explorait par les corps les failles et son histoire personnelle. Il y a enfin toute une dynamique de création autour des objets et de la matière. Par exemple, le spectacle acrobatique « Huellas » avec Matias Pilet et Fernando Gonzalez Bahamondez se déroule sur un sol en argile, quand Inbal Ben Haim évolue sur des agrès de papier.
FT : Existe-t-il une école française du cirque contemporain ? Un "made in France" ?
MS : C'est tout à fait vrai à partir des années 80 et 90. Les premières écoles du cirque ne sont néanmoins pas françaises contrairement à ce que l’on pense. Il existait déjà des écoles d’État en Union soviétique. En revanche, le renouvellement des esthétiques a été poussé par des écoles qui se sont structurées en France dans les années 80 et 90, notamment avec la création du Cnac. Dans d’autres pays, des écoles se sont créées aussi dans ces années-là, au Québec, en Australie... Donc ce n’est pas qu’une dynamique franco-française, en revanche, il y a eu un accompagnement public fort en France avec des possibilités de diffusion importante. À partir de là, le cirque contemporain, tel qu'il s'est structuré en France, a pu faire école. Ainsi, en Amérique du Sud on parle du cirque contemporain « à la française », dans certains pays asiatiques aussi. Mais c’est un constat à nuancer parce que le marché du cirque s’est mondialisé. Le recrutement des écoles françaises est international, tout comme celui des grandes écoles d’autres pays. Quelques grandes tendances géographiques se dégagent tout de même… Par exemple, les étudiants formés à Montréal ont une approche plus techniciste qu'en France. Les étudiants qui souhaitent aller vers la prouesse vont plutôt aller se former au Québec. Ceux qui préfèrent l’expérimental dans les écritures viendront en France ou à Stockholm.
FT : Pour découvrir les nouvelles générations de circassiens, où faut-il se rendre ?
MS : Le festival historique Circa a lieu tous les ans à l’automne à Auch dans le Gers. C’est LE rendez-vous de la profession avec une programmation de spectacles professionnels et des présentations des écoles de cirque. D'autres festivals se sont développés, comme la Biennale internationale des Arts du Cirque (la Biac) jusqu’en février à Marseille et le festival Spring, en Normandie, le festival international des nouvelles formes de cirque.
FT : Venons-en à la question des représentations : comment le cirque peut-il nous aider à nous interroger sur le monde ?
MS : Déjà dès les années 70 sont apparus des cirques féministes qui vont déplacer la façon de regarder les femmes dans les spectacles de cirque et de les mettre en scène dans des spectacles. Mais l'histoire du cirque est pleine de femmes fortes et puissantes ! Il y a toujours eu dans le cirque l’envie de montrer aux spectateurs une multiplicité des possibles du féminin comme du masculin, d’explorer les marges.
Il y a un certain nombre d'artistes hommes qui investissent le domaine de la fragilité, de la faille. Martin Pallis et Boris Gibé en sont de bons exemples. Dans l’invitation à traverser des imaginaires différents sur la question de l’animalité, on cite souvent l’un des spectacles du Cirque Plume intitulé « No animo Mas Anima » (1993) qui invitait à réfléchir à la question de la domination de l'Homme. L’une des caractéristiques du cirque contemporain est qu'il se regarde beaucoup et qu'il regarde beaucoup son histoire. Et en regardant son histoire, il nous invite à réfléchir à notre propre histoire. L'histoire du cirque c'est quand même l'histoire d'un divertissement occidental blanc qui a « exotisé » le reste du monde.
FT : Quelles sont les circassiennes à connaître aujourd’hui et jusqu'où nous emmènent-elles ?
MS : Elles couvrent une grande palette des possibles. Je pense à Yaëlle Antoine, pédagogue et metteuse en scène ayant enseigné à l'école de cirque Esacto’Lido à Toulouse. Féministe revendiquée, elle déploie sa réflexion sur les rapports de pouvoir des pratiques pédagogiques jusqu’aux esthétiques et formes d’organisation du travail. Une question qui mobilise de nombreuses artistes de cirque aujourd’hui est celle de la maternité. Le collectif Les Tenaces porte aussi haut la parole des femmes. La question des esthétiques était déjà revendiquée et continue de l’être : la femme n'est pas seulement le faire valoir de l'homme.
FT : Le cirque va-t-il plus loin que le théâtre traditionnel et comment apporte-t-il sa part à la transformation du spectacle vivant ?
MS : C’est le cas dans la revendication d'un rapport à l'authenticité qui revient aussi dans le discours des artistes sur l'exposition de leur corps. La faible dissociation entre la personne et le personnage est fréquemment évoquée, mais surtout la possibilité de la chute n’est pas qu'une possibilité… Les fragilités corporelles font écho à des fragilités psychologiques. Elles peuvent être poussées à leur paroxysme. C'est sans doute ce qui fait que le théâtre s’intéresse parfois aux corps du cirque pour ce rapport plus direct, palpable, sensible. Par exemple, le metteur en scène David Bobée qui dirige désormais le Théâtre du Nord (CDN), à Lille, a beaucoup travaillé avec des artistes de cirque parce qu’il s'intéressait à ces questions, à ce qui se joue et se transmet dans l’énergie déployée pour porter, tenir, dans l’équilibre et le déséquilibre.
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