Sylvie Benzoni, mathématicienne et directrice de la Maison Poincaré : « Les connexions entre les maths et les arts sont innombrables »
Sylvie Benzoni © Marco Perez pour l’Institut Poincaré Premier musée en France consacré aux mathématiques, la Maison Poincaré, à Paris, souhaite réconcilier le public avec ce langage universel, à travers une série d’expériences ludiques. Un parcours à découvrir en famille pour déconstruire les vieux stéréotypes. La Maison Poincaré est aussi un lieu pour célébrer l’alliance heureuse entre les mathématiques et les arts : être matheux n’a rien d‘incompatible avec une carrière artistique, bien au contraire, comme l’explique sa directrice Sylvie Benzoni.
French Touch : La Maison Poincaré a ouvert sur un site historique. Pourriez-vous nous présenter ce lieu ?
Sylvie Benzoni : À deux pas du Panthéon, c’est un campus aménagé à partir du début du 20e siècle sur le site d'un ancien couvent racheté par l’Université de Paris afin d’y établir plusieurs instituts. Logé dans l’ancien laboratoire de chimie physique du physicien Jean Perrin, prix Nobel en 1926, la Maison Poincaré côtoie donc l’Institut du radium de Marie Curie, construit juste avant la guerre de 1914, l’Institut d’océanographie, le Laboratoire de biologie physico-chimique et l’Institut Henry Poincaré dont le musée fait partie.
FT : Un haut lieu pour les maths où les chiffres dominent ?
SB : Il est réducteur de dire que les maths sont la science des chiffres. La discipline est bien plus vaste. Dans la première salle du musée, on a justement créé une carte de métro qui vise à déployer toute la variété et l’ampleur des mathématiques ainsi que toutes les interconnexions entre leurs différents domaines. On peut y voir, par exemple, un quartier des nombres dans lequel se trouve une station « théorie des nombres » sur une ligne qui s'appelle « arithmétique ». Il y a aussi le quartier des formes puisque, avec les nombres, c’est ce par quoi les enfants entrent dans les maths. Il y a aussi le quartier des variations, où l’on s'occupe de ce qui varie en fonction du temps ou de la position, un quartier des aléas qui concerne tous les phénomènes liés au hasard, et puis deux quartiers plus mystérieux pour le public que sont celui des structures, extrêmement importantes en mathématiques, et celui des fondements, ce sur quoi se basent les maths.
FT : L’une des raisons d’être de ce musée est de croiser les mathématiques avec les arts. D’où vient cet élan ?
SB : L’Institut Henri Poincaré détient une collection d’environ 600 objets mathématiques. Ces objets datent pour la plupart du 19e siècle. Ils étaient conçus à des fins pédagogiques pour que les étudiants, notamment ceux de l'École Normale Supérieure voisine, s’entraînent sur ces formes géométriques illustrant des équations mathématiques. Ces objets sont ensuite tombés en désuétude à mesure que d'autres types de géométries ont émergé. Ces objets tels qu’on les voit induisaient des idées fausses. Les mathématiciens les ont donc peu à peu oubliés. Jusqu’à ce que des artistes comme Man Ray et Max Ernst les redécouvrent. Leur découverte par Man Ray dans une armoire oubliée de la Sorbonne a fait l’objet d’un film en 2019, « Man Ray et les équations shakespeariennes », dans lequel on voit une archive de l’artiste expliquant l’inspiration qu’il trouve dans ces « objets-équations ». On l’entend dire, dans un français un peu maladroit, qu’il aime les mystères et pas tant les solutions... Finalement il se moquait d'essayer de comprendre ce que signifie ces objets. Ce sont leurs formes qui l'intéressaient.
FT : Entre art et mathématique le lien n’est pourtant pas évident. Comment illustrez-vous ce lien ?
SB : Dans le musée une salle entière est dédiée aux arts. On cherche à montrer les approches communes qu’il peut y avoir. Par exemple, la théorie des nœuds est illustrée ici par un tableau des nœuds mathématiques. Habituellement on illustre cette théorie par des nœuds en ficelle. Ici on a voulu réaliser comme des colliers de perles, en clin d'œil à l’artiste Jean-Michel Othoniel. En travaillant sur le projet du musée, j’ai découvert que dans son exposition au Petit Palais, en 2021, Jean-Michel Othoniel a exposé des « nœuds sauvages » réalisés avec l’aide du mathématicien mexicain Aubin Arroyo et dont il s’est inspiré pour faire des œuvres d’art en boule d’acier. Les « nœuds sauvages » sont une notion en mathématiques. On voit bien ici comment art et mathématiques peuvent s’imbriquer. Le musée expose aussi de l’art contemporain, comme les sculptures d’Ulysse Lacoste.
FT : Pourquoi est-il indispensable de connaître les mathématiques pour se lancer dans une carrière artistique selon vous ?
SB : Dès qu'il y a des formes, on a besoin de mathématiques pour comprendre. Certains artistes peuvent tout à fait concevoir des œuvres en n’ayant pas du tout conscience de leur représentation mathématique. Je pense par exemple à des artistes japonais, représentés en France par la galerie Mingei, qui réalisent du tressage de bambous. Ils réalisent sans le savoir des objets mathématiques puisque ces formes doivent tenir compte de l'élasticité de la fibre. La théorie de l'élasticité est très mathématique. Les maths sont aussi très proches de la musique ou encore de l’art numérique. Dans ce domaine je pense, par exemple, à Marie-Paule Cani, agrégée et professeur à Polytechnique, depuis toujours attirée par l’art. C’est une pionnière en modélisation visuelle de scènes naturelles animées. Sa motivation pour contribuer aux mathématiques vient donc de considérations artistiques. Enfin, à partir de mai, le musée présentera deux expositions d’art : d’une part « Générations intuitives. Quand les artistes s’inspirent des mathématiques », en partenariat avec la galerie Wagner spécialisée dans l’abstraction géométrique, et d’autre part « Infra-terre. Incursion chromatique », conçue par la Collection de minéraux de Sorbonne Université avec l’artiste Caroline Besse et l’Institut Henri Poincaré. Les connexions sont innombrables en fait !
FT : La Maison Poincaré vise aussi à redorer le blason des maths alors même qu’on observe un désintérêt dans les écoles françaises. À quoi servent les mathématiques dans la vie et pourquoi est-ce un problème de décrocher dès le collège ?
SB : La visite permet à nombre d’enseignants et enseignantes de faire passer le message que les maths servent à apprendre à penser, à raisonner. Parce qu’on tient des raisonnements, si possibles logiques, et on évite les contradictions, ou du moins sinon on s'en sert pour démontrer des choses … Donc apprendre à penser grâce aux maths, c'est vraiment important, notamment pour ne pas se laisser embobiner par les « fake news » et autres fléaux actuels. Il y a aussi le fait d'être plus à l'aise avec certains calculs, mais il ne faudrait pas réduire les maths au calcul. Le musée présente une série de dispositifs ludiques qui nous poussent à réfléchir et à se rendre compte qu’il n’y a pas forcément une solution unique à un problème.
FT : Les maths sont le plus souvent perçues comme une corvée à l’école. Pourquoi est-ce important en 2024 de changer cette image ?
SB : Je pense que l’une des raisons c'est qu’on manque de scientifiques en général. On ne peut pas faire de sciences sans mathématiques. Alors on pense souvent principalement à la physique. Mais la biologie actuelle, ce qu'on appelle la biologie quantitative, utilise les mathématiques. Il manque des scientifiques un peu partout, dans le monde numérique, et pour faire de l'informatique, il faut aussi avoir des compétences en mathématiques. Donc c'est vraiment pour amener plus de jeunes à avoir une culture scientifique au sens large, et en particulier mathématique. C'est quand même ça l'enjeu : amener plus de jeunes vers cette culture.
FT : On voit beaucoup de visages féminins au fil de la visite. L’un de vos souhaits était que les maths soient incarnées par des femmes malgré le peu de parité. Par quel biais les jeunes écolières qui visitent ce musée peuvent-elles se projeter ?
SB : On s'est posé la question de savoir quelle image on voulait donner des maths. On aurait pu choisir une image très historique, basée sur des personnages connus donc des hommes, blancs et vieux souvent… Cette image-là n’a pas été retenue, au profit d’une image plus équilibrée et vivante. Certains personnages historiques sont bien sûr présentés, mais on a aussi donné beaucoup de place à des portraits contemporains, comme celui d’Adam Ouorou, qui a fait une grande partie de sa carrière chez Orange ou d’Eugenia Cheng, une mathématicienne britannique qui a fait le choix d’enseigner dans une école d’art, tout en étant pianiste. Ils racontent dans un cadre varié leur parcours, leur façon d’arriver aux maths, leurs façons de les pratiquer, afin que les jeunes en particulier puissent se dire que c'est possible.
FT : On constate aujourd’hui que la confiance dans les sciences peut flancher parfois au profit d’idéologies. Comment une institution comme celle-ci peut contribuer à redonner confiance ?
SB : J’ai tendance à être optimiste et à croire en la jeunesse. En accueillant un maximum de jeunes ici, le musée contribue à favoriser cette ouverture puisqu’ici on montre des maths assez différentes et dans un monde que ces jeunes ne soupçonnent pas forcément. Donner le goût des maths, ça permet aussi d’éviter de sombrer dans des théories du complot. L’engouement est là. J'avais envie de voir des étincelles s'allumer dans les yeux des visiteurs. Après presque cinq mois d’ouverture du musée, on peut dire que le résultat est là. Il y a une attente forte de la part des professeurs de maths et les créneaux scolaires sont pleins jusqu'à la fin de l’année.
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