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Théâtre immersif : Entre engagement et co-construction des protagonistes

Le sociologue Yann Ramirez, spécialiste entre autres du sport, de la disneylandisation et de l’escape-game, décrypte pour la French Touch le phénomène du spectacle immersif et en particulier quand c’est le spectacle vivant qui s’empare de l’expérience.

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French Touch : D’où vient le théâtre immersif ?

Yann Ramirez : Du point de vue des origines géographiques, le Japon apparait comme précurseur dans la manière d’impliquer davantage le spectateur, d’ouvrir les champs d’actions. Au Japon, les acteurs du spectacle vivant travaillent beaucoup sur l’aspect polysensoriel. C’est de là que vient l’escape-game aussi… Autres pays précurseurs dans le spectacle vivant : les États-Unis, en Europe, la Hongrie… Plus généralement je dirais que cette émergence, en France notamment, des spectacles de théâtre immersif n’est qu’une suite logique : la société favorise de plus en plus l’hybridation, que ce soit dans les sports, la spiritualité, etc., et autorise à sortir des dogmes. Le spectacle immersif fait partie de ce mouvement.

FT : L’expérience du théâtre immersif comme il a pu exister à l’origine, par exemple dans les productions du pionnier britannique Punch Drunk, avec leur emblématique spectacle « Sleep no more », adaptation de « Macbeth » montrée pour la première fois en 2011, permet-il au spectateur, notamment par son caractère imprévisible, de rendre « le monde indisponible » dans le sens où l’entend le philosophe allemand Harmut Rosa ?

YR : Oui, tout à fait. Et d’ailleurs, vous avez utilisé le terme qui correspond : l’expérience. C’est un mot-clé aujourd’hui pour tout organisateur. Par exemple, un chef étoilé cherche à produire de l’expérience à ses clients. L’expérience implique le fait d’être unique et éphémère. De se dire que l’on est les seuls à vivre ce moment renforce le phénomène. La société du spectacle et de la consommation devenue globale, l’expérience permet, face à la concurrence des offres, de singulariser une pratique comme le théâtre.

FT : Durant la première version de ce spectacle de Punch Drunk, « Sleep No More », les spectateurs se trouvaient, le temps de l’expérience, immergés, masqués, isolés de leur groupe d’amis et privés de leur téléphone. Dans une société où tout est à portée de clic grâce à la technologie, cela peut provoquer un vertige…

YR : Durant l’expérience le spectateur va traverser plusieurs évènements. Il va certainement ressentir de l’effroi, et même tout un spectre de stimuli. Il sera peut-être même choqué… Mais, au fond de lui, il sait qu’il ne risque rien et qu’il vit une parenthèse. C’est tout le paradoxe. Vous y allez pour perdre le contrôle, tout en sachant que l’expérience a une fin.

FT : Aujourd’hui, le théâtre immersif est devenu plus « mainstream ». D’ailleurs le terme « immersif » est employé à tout bout de champ. Comment expliquez-vous ce succès ?

YR : L’expérience immersive joue sur différents plans. Le champ des possibles s’ouvre, notamment à travers le cadre spatiotemporel, puisque les visiteurs sont invités à déambuler avec une certaine liberté. La polysensorialité, c’est-à-dire le fait de solliciter plusieurs sens, entre en jeu. Je crois beaucoup à l’idée d’un temps cyclique. Nous sommes à un stade de la civilisation où le mythe progressiste s’effrite et nous désenchante. Les idées modernes rationnelles font face à un retour de diverses croyances. Le cadre spatiotemporel proposé par cette expérience permet une sortie de la quotidienneté anxiogène; une sortie délimitée dans le temps et dans l’espace. Et je vois justement, dans le théâtre immersif, le besoin de renouer avec des rites de passage au sein de groupes, comme cela pouvait exister dans les sociétés traditionnelles, qui agissent comme une fonction sociale, celle de lier des membres entre eux, avec un partage commun. Alors que dans l’époque moderne, le comédien-expert est séparé des spectateurs. Le spectacle immersif – et son succès – bouscule ce code-là. Serait-ce au nom du vivre ensemble ? Il reste que la notion de parenthèse dont on a parlé – on dit même parenthèse « enchantée »- rend l’expérience éphémère ! C’est semblable à ce que le visiteur peut ressentir et vivre dans un parc d’attraction comme Disneyland. Le temps de la visite, le public échange une certaine bienveillance, jusqu’au retour sur le quai de la gare où la réalité reprend le dessus. Dès lors que l’on assiste à un spectacle, et notamment un spectacle immersif, il y a ce partage à travers des sourires et des regards qui se croisent jusqu’à ce que la parenthèse se referme. Si on gardait l’essence même de ce partage, on pourrait redynamiser le corps social, les interactions entre les membres du groupe social formant un corps, éviter ou atténuer les tensions générées par la vie quotidienne, mais il faudrait pour cela rester dans une sphère relativement intimiste.

FT : Ce que vous évoquez sur cette envie de partage m’évoque la cérémonie d’ouverture des récents JO de Paris. Elle s’est tenue justement pour la première fois au cœur d’une ville. Peut-on parler de spectacle immersif ?

YR : Ce qui est important dans l’immersion, c’est le rôle de l’objet. Je suis sensible à l’idée que l’objet, la scène, fasse sens. Durant cette cérémonie, l’objet a été le patrimoine parisien, la Conciergerie, la Tour Eiffel, les ponts…. On a vu ces monuments devenir les acteurs d’un spectacle offrant de l’immersion. Mais l’aspect éphémère n’a échappé à personne : le spectacle était global, puisque visionné dans le monde entier, il s’est heurté aux sensibilités les plus diverses et a donné lieu à un tas de controverses. La parenthèse « enchantée » s’est refermée aussi vite.

FT : Dans cette immersion, les épisodes météorologiques de pluie ont-ils apporté à ceux qui était sur place cet aspect justement plus intimiste ?

YR : La pluie a surtout apporté un élément essentiel dans le spectacle immersif et même dans tout objet social qui se veut attractif. Elle a apporté de la dramaturgie. C’est une dimension de l’expérience qui a même échappé au metteur en scène.

FT : La société de production Polaris spécialisée entre autres dans le spectacle immersif, a investi récemment un hôtel particulier historique du Quartier Latin, dans Paris, pour y donner ses propres spectacles. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

YR : L’objet historique offre du vécu ! Le vécu étant l’histoire du lieu et sa réalité. Le réel participe et donne des sensations plus fortes qu’un décor factice. L’effet souhaité est, à mon sens, de capter davantage l’attention du public.

FT : Quelle limite peut-on y opposer ? Est-ce que le public accepterait d’assister à des spectacles immersifs à l’intérieur de monuments historiques comme le Château de Versailles ou Notre-Dame ?

YR : Chaque lieu a sa propre cohérence. Il est clair que pour certains, voir les épreuves d’équitation des Jeux Olympiques se dérouler dans le cadre du Château de Versailles, avait quelque chose d’iconoclaste. Mais finalement c’est passé entièrement…. Je ne dirais pas la même chose pour la cathédrale de Notre-Dame. C’est moins évident du fait de son caractère sacré, et encore plus depuis l’incendie qui a renforcé notre attachement. Je ne suis pas croyant, ni baptisé, et j’ai pourtant participé pécuniairement à sa restauration… Je n’aurais certainement pas envie de voir se donner, à Notre-Dame, un spectacle burlesque par exemple.

FT : Certains jeux vidéo s’emparent déjà de tels monuments. Pour Notre Dame, c’est le cas d’Assassin’s Creed (du français Ubisoft). Les joueurs peuvent évoluer dans une représentation visuelle proche de celle de Notre Dame…

YR : Il y a un certain public qui a peur de rentrer dans une bibliothèque ou dans un musée alors que c’est gratuit… On sait aussi que cette peur disparait dès lors que le public est familiarisé avec le lieu. La porte d’entrée pour un public non initié peut être l’école, une émission de télévision, un film, ou en effet un jeu vidéo…

FT : Quelles limites peut-on y opposer quand le scénario s’empare de l’histoire ?

YN : C’est certain que le message passe mieux s’il s’inscrit dans un format de divertissement. Je peux vous raconter une anecdote. J’ai visité le Puy du Fou au moment de la commémoration du centenaire de la première Guerre Mondiale. Une tranchée avait donc été reproduite, avec des comédiens jouant le rôle des soldats. Les visiteurs y avaient accès pendant les scènes du spectacle. L’aspect polysensoriel jouait donc à plein. Vous pouviez ressentir l’horreur des bombardements… À cet instant, j’ai croisé le regard d’un poilu, puis celui d’une infirmière qui soignait un autre soldat… À ce moment précis vous ne pensez plus à rien. J’y allais avec un biais cognitif, parce que je connaissais l’orientation politique du parc, mais là, pendant quelques minutes, il n’y avait plus que l’émotion. Donc, oui, forcément, l’immersif peut manipuler l’opinion.

FT : Voyez-vous, du point de vue de la sociologie, le spectacle immersif comme une concurrence au théâtre traditionnel ?

YR : Ce pourrait être le cas si le spectacle immersif finissait par devenir total et qu’il permettait d’offrir le maximum de sensations et d’expérience, par la polysensorialité, le jeu, la proximité entre acteur et spectateur. Mais lorsqu’on a envie de plus de profondeur, on revient aux classiques. Faisons le parallèle avec les festivals de musique : les amateurs de rock se lassent vite des festivals généralistes un peu fourre-tout. Ils reviennent alors à des manifestations plus intimistes où ils ont l’impression d’être entre connaisseurs.

FT : On comprend bien ce que le spectateur peut trouver de plus dans le théâtre immersif. Mais que perd-il ?

YN : Le théâtre immersif est plus engageant, il implique une co-construction entre les protagonistes. Il bouscule. Vous n’êtes plus aidé par cet imaginaire qui vous conduit dans un théâtre classique ou dans un opéra. L’expérience est donc moins accessible pour un public qui a besoin d’être guidé et de se laisser porter. Dans les parcs à thème où l’aspect immersif est très présent, les « imagineurs », ceux qui créent les attractions, travaillent énormément cet aspect, afin qu’il y ait moins d’exigence pour le visiteur, tant intellectuellement que physiquement. Disneyland est immersif, mais pas trop. C’est voulu, afin de sécuriser les visiteurs. Disney a bien compris qu’il ne fallait pas trop bousculer les foules.

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